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🌿 Long format : Faut-il renoncer aux méga-tournées pour sauver le sens de la culture ?

Culture & écologies 🌿

Face Ă  une difficultĂ©, essayer d'en sortir par le haut. Et clairement cette semaine, oĂč le temps – et la santĂ© – a manquĂ©, nous pousse Ă  l’expĂ©rimentation.

L’urgence nous donne ainsi l'occasion de livrer un article original, la retranscription d'une table ronde, sous une forme inĂ©dite, Ă  lire ci-dessous.

Pas (seulement) par confort. Mais parce que cette rencontre a permis de prendre le sujet de la production de concerts, sujets souvent abordé dans ces colonnes, dans sa complexité.

Que faire des concerts géants ? Les artistes veulent-ils vraiment ralentir ? Faut-il plus de chiffres, de contraintes, ou de valeurs morales pour faire bouger la culture ?

Face à une difficulté, en sortir par le haut. Essayer tout du moins. Bonne lecture.

1. Le sens de la culture

Toujours Ă  l’avant-garde des avancĂ©es sociĂ©tales, la culture se questionne sur son impact. Aujourd’hui devenue une industrie, elle pĂšse deux fois plus lourd que le transport aĂ©rien intĂ©rieur dans le bilan carbone français. Et devient de plus en plus aliĂ©nante pour des artistes soumis Ă  des rythmes soutenus.

Alors, faut-il renoncer aux mĂ©ga-tournĂ©es pour sauver le sens de nos pratiques ? Au MaMA 2025, l’app de calcul des impacts de l’évĂ©nementiel Fairly a organisĂ© un dĂ©bat, sans filtre, entre artisans de l'indĂ© et poids lourds du show international, pour tenter de dĂ©passer les postures. Spoiler : on aura autant besoin des valeurs de la culture que d’une mesure chiffrĂ©e de ses impacts.

L’échange ci-dessous est extrait de cette rencontre – enregistrĂ©e et Ă  revoir sur la chaĂźne YouTube de Fairly – entre Hermine PĂ©lissiĂ© du Rausas (EkhoscĂšnes), RaphaĂ«l Herrerias (Terrenoire), GaĂ«tan Grivel (GĂ©rard Drouot Productions), AurĂ©lie Thuot (Adone / Syndicat des musiques actuelles) et Maxime Faget (Fairly), animĂ©e par Jean-Paul Deniaud (Pioche!).

2. « C'est presque abrutissant de tourner dans cette sorte de fordisme de la tournĂ©e » – RaphaĂ«l Herrerias (Terrenoire)

Raphaël, pour la tournée actuelle de votre groupe Terrenoire, vous prenez le temps autour des dates de rencontrer les publics, des chorales, des ateliers d'écriture en médiathÚque, des scolaires
 Pourquoi ?

RaphaĂ«l Herrerias : (
) Nous, on avait cette espĂšce de rĂȘve de la tournĂ©e comme une aventure, oĂč on allait comprendre le pays, les villes et ce qui habitait les gens dans la France d’aujourd’hui. Mais c'est extrĂȘmement frustrant et presque abrutissant de tourner dans cette sorte de fordisme de la tournĂ©e. Notre corps est balancĂ© comme ça sur le territoire. Et on se rend compte qu’on ne se souvient plus de rien. Juste une grande masse mĂ©morielle oĂč j'Ă©tais sur scĂšne, mais je ne sais plus ce qui s'est passĂ©.

C'est assez Ă©loignĂ© de la fantasmagorie de la tournĂ©e. Et c'est important de le dire. J'en ai parlĂ© avec des collĂšgues qui font parfois des tournĂ©es plus grosses que les nĂŽtres, et ils sont extrĂȘmement frustrĂ©s de perdre le sens de ce qu'ils fabriquent. Alors sur notre tournĂ©e, on est lĂ  quelques jours avant le concert pour faire de l'Ă©ducation populaire, de l’action culturelle, rencontrer les gens, en nous appuyant sur les Ă©tablissements de service public : SMAC, EPHAD, mĂ©diathĂšques, etc. (
)

Raphaël (à gauche) et son frÚre Théo (au centre), du groupe Terrenoire.

AurĂ©lie Thuot, le travail que vous faites avec votre sociĂ©tĂ© de production Adone, c’est aussi celui de crĂ©er du lien entre des artistes et des publics Ă©loignĂ©s des grands centres culturels. Peux-tu nous l'expliquer ?

AurĂ©lie Thuot : Nos artistes interviennent beaucoup sur les territoires avec des ateliers, des mĂ©diations, en proximitĂ© avec le public. C’est un travail sur le temps long. On fait souvent un parallĂšle entre l'agriculture intensive qui produit et nourrit beaucoup, mais est trĂšs Ă©nergivore, et une agriculture plus locale, plus raisonnĂ©e, qui permet un accompagnement durable en abĂźmant moins la planĂšte. Les deux modĂšles doivent exister, il faut qu'on arrive Ă  exister tous ensemble.

En revanche, on est tous citoyens et citoyennes, engagé·es dans une transition écologique nécessaire. On va travailler de maniÚre plus rapprochée, plus durable, à une échelle plus petite. Il y a des salles de concert présentes partout sur le territoire. Il faut aller chercher le public et lui donner envie de revenir dans ces lieux plus petits, et pas seulement sur des trÚs gros concerts.

RaphaĂ«l Herrerias : Je ne suis pas tout Ă  fait d'accord sur le fait de dire que l'agro-industrie et le monde paysan peuvent cohabiter. Je n'y crois pas. Pour des raisons extrĂȘmement pragmatiques. L’agro-industrie dĂ©truit le vivant, dĂ©truit la planĂšte. L'appel au gigantisme, ce mode de vie-lĂ , est extrĂȘmement destructeur. (
) Le parallĂšle avec le gigantisme industriel musical est Ă  penser dans cette perspective Ă©cologique, Ă©minemment urgente.

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« Je pense qu'on est en train d'enrichir notre palette »

Aurélie, Raphaël, pour vous, était-ce difficile d'adopter ce type de posture, de ralentir, face à des réflexes de modÚles de carriÚre ?

AurĂ©lie Thuot : Ce n'est pas une difficultĂ©, non. La majoritĂ© de nos artistes ont vraiment Ă  cƓur de travailler dans ce sens-lĂ  (
) et prĂ©senter leur spectacle dans de plus petits espaces. Ce peut ĂȘtre dans un hĂŽpital, une prison, sous forme d'ateliers d'Ă©criture dans des Ă©coles, avec des restitutions d'Ă©lĂšves


RaphaĂ«l Herrerias : C'Ă©tait vraiment un dĂ©sir, parce que ça se nourrit super bien. (
) Au contraire de la logique industrielle qui te fait reproduire des gestes Ă  la chaĂźne, tout d'un coup, dans un Ă©cosystĂšme variĂ©, tu multiples les gestes, tu as de la crĂ©ativitĂ© et tu essaies beaucoup plus de choses. Je pense qu'on est en train d'enrichir notre palette. Donc au contraire, c’est plutĂŽt un plaisir.

3. « Information, sensibilisation, rĂ©glementation, accompagnement : on doit faire feu de tout bois » – Hermine PĂ©lissiĂ© du Rausas (EkhoscĂšnes)

Hermine, dans les groupes de travail que vous organisez avec le programme Matrice chez EkhoscĂšnes – le premier syndicat du spectacle vivant privĂ© – se pose-t-on la cette question du soin de la relation au public, aux Ă©quipes, aux artistes, aux territoires dans lesquels on s’inscrit ?

Hermine Pélissié du Rausas : Les questions de transition écologique, quand elles arrivent à leur maturité, posent nécessairement des questions sur nos maniÚres de contribuer à la société. Le projet Matrice, mené sur trois ans, interroge dans quelle mesure la tournée de musiques actuelles est le chaßnon manquant pour mouvoir le secteur. Aujourd'hui, dans la phase dans laquelle on est, on n'est pas à cette maturité-là de discussion.

En parallĂšle par contre, nous avons un programme d'accompagnement en profondeur de dix structures sur deux ans. Et on arrive-lĂ  Ă  ces endroits passionnants de transformation. AprĂšs, je pense que chacune et chacun dans nos mĂ©tiers met du sens dans son travail. Peut-ĂȘtre se perd-on en route, et oui, le soin aux Ă©quipes, aux publics, le soin de soi, c'est important. Mais on met nĂ©cessairement du sens dans des mĂ©tiers.

Quels sont les bons leviers et les incitations qui fonctionnent pour les acteurs avec lesquels tu travailles ?

Hermine PĂ©lissiĂ© du Rausas : Nous, on essaie d'emmener 500 entreprises extrĂȘmement variĂ©es, des petites aux trĂšs grandes. Donc on fait feu de tout bois : information, sensibilisation, rappel de rĂ©glementation, accompagnement, petits et grands programmes dĂ©diĂ©s, parfois vraiment dans la dentelle.

Il y a un travail avec des assos, entre pairs, avec les autres organisations professionnelles, les pouvoirs publics. Avec le ministÚre de la Culture et le CNM, on se demande comment calibrer au mieux les incitations réglementaires, comment accompagner les entreprises.

Il n’y a pas qu’une seule option, c’est tout ça. Pour que la goutte d’eau fasse dĂ©border le vase, on fait en sorte de mettre plein de gouttes dedans.

GaĂ«tan, chez GĂ©rard Drouot, vous travaillez sur des tournĂ©es françaises de grands artistes internationaux, avec de gros enjeux de volume de dates, et de compĂ©tition avec les autres sociĂ©tĂ©s de production. Quel est l’espace pour penser « Ă©cologie » dans ce jeu-lĂ  ?

GaĂ«tan Grivel : HonnĂȘtement, cette question est rarement abordĂ©e dans nos structures. Pourquoi ? Parce que quand un artiste vient trouver une prod, il vient s'adjoindre des compĂ©tences, un conseil, un accompagnement. Et ils attendent ces rĂ©ponses.

Si tu veux faire construire une maison, tu sais oĂč tu veux vivre et comment. Et tu as besoin d'un architecte pour rendre ce truc-lĂ  rĂ©el. Lui sait comment construire une maison, avec ses murs et ses matĂ©riaux. Est-ce que ça va tenir rĂ©ellement ? Nous, on est lĂ  pour ça. Pour apporter un plan, une stratĂ©gie, avec des Ă©lĂ©ments qu'on connaĂźt. (
)

4. « Avec un indicateur vĂ©rifiable, je suis persuadĂ© que tous les artistes se saisiront de ce sujet » – GaĂ«tan Grivel (GĂ©rard Drouot Productions)

Gaëtan, si une dimension d'éco-production ou de tournée ralentie était incluse dans votre relation contractuelle avec les artistes à l'international, cela ferait-il fuir des contrats ?

GaĂ«tan Grivel : Non, je ne pense pas. Lorsqu’il est question d'organiser une tournĂ©e internationale, beaucoup de paramĂštres rentrent en jeu, tout comme l’entourage de travail. Si les artistes Ă©taient informĂ©s de l’impact Ă©cologique de leur tournĂ©e, cela pourrait faire partie des paramĂštres. Avec un curseur Ă©cologique trop dans le rouge, ils seraient incitĂ©s Ă  le rĂ©duire, peut-ĂȘtre Ă  voyager diffĂ©remment.

À l'heure actuelle, on est trop dans l’immĂ©diat. Il n'y a pas ce temps-lĂ . Donc, la meilleure maniĂšre d'y aller, c'est en mettant ce paramĂštre au centre du jeu avec un indicateur vĂ©ritable, vĂ©ridique, vĂ©rifiable. Alors, je suis persuadĂ© que tous les artistes se saisiront de ce sujet et aucun d'entre eux ne dira : Moi, je n'en ai rien Ă  faire, ce n'est pas mon problĂšme, on continue comme avant.

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« Identifier la composante de nos impacts peut convaincre les producteurs et les artistes »

Maxime, vous chez Fairly, vous produisez de la mesure pour les salles de concert, les festivals et depuis ce mois-ci pour les tournées. Est-ce que vous vous confrontez à une difficulté pour convaincre les gros acteurs de l'utilité de mesurer leur activité ?

Maxime Faget : L’enjeu principal de Fairly Score, c'est de situer l'activitĂ© d'une salle, d’un festival et maintenant d’une tournĂ©e sur diffĂ©rentes Ă©chelles : les Ă©missions carbone du projet, son impact sur l’environnement au sens large, et aussi ses impacts socio-Ă©conomiques – de la paritĂ© des Ă©quipes et Ă©carts de paiements, aux dĂ©marches d’actions culturelles.

On obtient toute une sĂ©rie d’indicateurs qui permettent ensuite de savoir oĂč agir pour rĂ©duire ou amĂ©liorer ses impacts. Cela permet d’intĂ©grer, dans les critĂšres de dĂ©cisions, la notion de responsabilitĂ© et de durabilitĂ©. Ça a demandĂ© un grand travail de synthĂšse de nombreux labels et normes existantes, et une rĂ©flexion commune avec des reprĂ©sentant·es de toute la filiĂšre.

À l’image d’un Nutri Score, Fairly produit une « note » de chaque Ă©vĂ©nement, salle ou tournĂ©e.

Le rĂ©sultat, c’est de pouvoir produire des rĂ©sultats qui prennent en compte sa grande diversitĂ©, tout en restant objectifs et exigeants. Car ce que nous demandent les structures, qu’elles soient “grandes” ou “petites”, c’est de fournir des donnĂ©es Ă©prouvĂ©es, comprĂ©hensibles et actionnables pour rĂ©duire l’impact du secteur. Et jusqu’ici les retours sont positifs sur ce point.

GaĂ«tan, pourquoi GDP a-t-il choisi d’ĂȘtre bĂȘta-testeur de cette solution de tournĂ©e ?

GaĂ«tan Grivel : Lorsqu’on est questionnĂ© par les organismes Ă©tatiques, on remarque que leurs bases de calcul sont trĂšs faibles. Et on se retrouve entre boĂźtes parisiennes Ă  valider quelque chose pour les centaines de milliers de manifestations qui ont lieu par an en France. Émettre un cadre rĂ©glementaire sur un corpus aussi faible, ça peut crĂ©er des effets de bord dĂ©lĂ©tĂšres sur des structures qui ne sont pas les nĂŽtres. (...)

Le Score ne permettra pas de se dire qu’on a rĂ©glĂ© le problĂšme. Mais identifier la composante de nos impacts et documenter un corpus peut convaincre les producteurs et les artistes, en disant : voilĂ  un indicateur fiable, voilĂ  les chiffres. Et la phase d'aprĂšs sera le changement, parce qu'on saura quoi changer. (...)

Relire l’article sur piochemag.fr
Voir l'intégralité de la table ronde ci-dessus et sur la chaßne YouTube de Fairly.
Prendre en main l’outil Fairly Score pour les salles de concert, les festivals et les tournĂ©es.

5. Press here

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